Charlotte Giorgi
Charlotte Giorgi, activiste des Soulèvements de la Terre, a rédigé une lettre à l’attention du ministre Darma-nain. Nous l’avons trouvée touchante et grave à la fois, pour sa vérité, pour son courage et sa lucidité. Régalez-vous !
Je t’écris depuis le 7e étage d’un immeuble parisien, dans lequel j’occupe un studio de même pas 10 m², sous les toits, et dans lequel chaque été ressemble à une longue agonie. Je t’écris en suffoquant, l’orage n’est pas loin mais dans l’entre-deux la chaleur alourdit chacun de mes gestes, et me rend aussi apathique que tu essayes de le faire depuis des mois. Je t’écris cernée par le prix des choses, en train de manger la merde que je peux me permettre, je t’écris le nez plein de particules fines et la tête emplie d’une angoisse qui ne part plus depuis des mois, je t’écris depuis l’époque dans laquelle tu te complais, et qui, à chaque instant de chaque seconde heurte et détruit tout ce que je suis et que j’aime. Je t’écris depuis la crise même si je sais plus bien si ça existe « pas la crise », je t’écris depuis le béton dans lequel j’ai grandi et auquel tu me condamnes, je t’écris et ça t’arrange d’ailleurs puisque ça n’a jamais été très offensif, l’écriture, malgré ce qu’on aime à faire croire. Je t’écris en essayant d’apercevoir un horizon complètement vaporeux, si triste qu’il me fait m’agripper au présent comme une dératée, parce que les utopies et les grands soirs ne sont plus pour moi, et parce qu’ici et maintenant c’est tout ce qu’il nous reste. Je t’écris de ma jeunesse qui me permet encore l’indignation, le refus de la résignation, et à laquelle j’ai peur d’abandonner ma dignité. Je t’écris de ma génération qui a l’impression d’avoir constamment perdu et de perdre encore, je t’écris dans la précipitation de la rage après avoir lu Le Monde sur le petit écran de mon téléphone indifférent, je t’écris parce que je ne sais pas comment décrire précisément la haine que tu m’inspires, le dégoût, la fureur, je t’écris parce que tu n’es même pas un criminel, tu es bien plus creux que ça et que tu mérites qu’on t’humilie comme tu nous humilies, je t’écris parce que mon impuissance politique me condamne à regarder le temps se dérouler sans nous et que je te blâme pour ça et le reste, je t’écris parce qu’il faut garder la trace de ces bascules, de celles qui, si elles n’appelaient pas un grand soulèvement, annonceraient une inertie dans laquelle je ne veux plus jamais vivre.
Ce matin, à 6h, tu as envoyé tes chiens de garde cagoulés et armés intimider mes amis, les pourchasser autour de leurs maisons, leur faire mettre les mains sur la tête, leur soutirer des informations, les laisser mariner dans l’angoisse. Qu’est-ce que tu peux faire d’autre, hein, à part montrer les muscles, les casques, les matraques, les gyrophares, le président qui boit une grosse bière avec ses gros bras ses gros muscles sa grosse teub et les gros débiles qui l’entourent ?

Qu’est-ce que tu vas leur faire ? Comme la semaine d’avant, les garder dix heures puis vingt puis trente puis cinquante en garde-à-vue ? Hein ? Qu’est-ce que tu vas faire de mes amis, qu’est-ce que tu vas faire de mes combats ? Qu’est-ce que tu vas me faire qui serait pire que cette chaleur étouffante dans laquelle il ne se passe rien, dans laquelle vous ne payez pas, dans laquelle je t’écris ? Qu’est-ce que tu peux faire de cette colère qui me consume, à part la justifier, encore et encore et encore ?
Pour l’instant, je ne sais pas, j’ai appris la nouvelle ce matin, révoltée de ne pas m’en étonner, désolée de m’en émouvoir à ce point. Nous y voilà, c’était prévisible et pourtant j’ai envie de pleurer comme une enfant, je ne sais plus quoi faire de nouveau. Tu réduis mon expérience politique à une cage de verre contre laquelle je m’épuise à frapper.
Quelques heures plus tard, tu as annoncé, comme nous nous y attendions, que tu allais dissoudre les Soulèvements de la Terre, demain, en conseil des minables.
Quelques mois plus tôt, tu as fait pleuvoir des grenades sur des gens qui tentent de rappeler que l’eau et la terre sont un bien commun. Tu as défiguré Alix, qui a 19 ans, et tu as envoyé Serge dans le coma. L’ONU, le Conseil de l’Europe et la Ligue des Droits de l’Homme ont alerté, et tu nous as présentés comme des terroristes comme si ça justifiait de balayer nos vies d’un revers de main.
Oui, à de multiples occurrences, tu as utilisé le terme « terroriste » dans un pays qui commémore des attentats tous les ans : j’avais quinze ans quand les terroristes ont tué 130 personnes au Bataclan, quatorze pour Charlie Hebdo, et je ne sais pas quel âge tu avais, toi, quand tu as respecté les minutes de silence qui ont suivi. Je me demande si tu t’en fichais déjà à cet âge-là, si tu savais déjà que quelques années plus tard tu récupèrerais la terreur pour faire taire ceux qui s’époumonent pour sauver un monde dont tu bénéficies à tous points de vue. Les gens qui t’écoutent encore ont hoché la tête, soucieux. C’est vrai ça, c’est dangereux des gens qui luttent pour leur vie. J’aimerais bien en profiter pour les dézinguer, eux aussi, eux qui lisent peut-être ces lignes et qui pensent qu’ils n’y sont pour rien, eux sur qui tout glisse, jamais émus et toujours neutres, qui regardent tout ça depuis leur tour d’ivoire, incapables de voir qu’ils choisissent un camp en n’en choisissant aucun. Ils sont tes idiots utiles, et il faut être bien candide pour croire qu’on peut se contenter de laisser passer. Tant pis, l’histoire les retiendra, eux qui ne l’écrivent pas mais qui y barbotent bêtement. Revenons à toi. Toi, tu patauges dans ton costard, tu t’excites dans ton bureau, la sueur roule sur ton front : tu veux nous écraser et tu n’y arrives pas, tu veux faire mentir un récit qui dépasse ton entendement, tes petits intérêts d’abruti.
Rassure-toi, tu n’es pas un monstre, Gégé. Je serais comme toi à ta place. Ça me rendrait folle, ce déferlement de puissance sorti de terre qui fait jaillir en miroir ton immense médiocrité. Après tout, les Soulèvements c’est exactement ce qui te fait défaut : l’originalité, la créativité, la défense de la vie. La solidarité, l’organique, le plaisir du hors-norme, de la diversité, de la beauté. Toi à côté, tu nous vends le fade, et pire, tu t’agaces qu’on ne s’en contente pas. Oui, tu es creux. Plat. Egotique. Abject. T’es qu’une merde, en fait. Mais ici-bas les merdes ont le pouvoir, et à ça tu t’accroches de manière pitoyable. Ça ne comblera pas le vide intersidéral qui te constitues, mais si tu peux nous faire plier, en humilier quelques autres, rappeler les règles (celles qui ont servi à saboter le monde jusqu’ici) avec ton air de petit bourgeois satisfait, tu le feras. Quel plaisir de garder l’ordre, cet ordre qui garantit ta survie et met en danger celle des autres, cet ordre qui n’a plus aucun sens mais qui rassure le petit névrosé en toi, juste ça, ce mot « ordre », ça sonne bien, c’est doux, qu’est-ce que tu aimes te glisser dans cet ordre qui justifie tout…
Non mais attends, promis, je ne te fais pas de faux procès. Non, c’est vrai, l’ordre c’est pour la République, pour la France, pour le Projet, pour le Progrès, pour l’Ecologie même. Ça c’est vrai, tu l’aimes tant, cette écologie mignonette : les enfants avec leurs pancartes, les banderoles et les chants inoffensifs, les sit-ins, les petites grèves pour le climat, les parents zéro-déchets, les jeunes cadres à vélo, on est plus chauds que le climat. Tu l’aimes tant, cette jeunesse fougueuse de Sciences Po vaguement de gauche qui constituera la masse bobo et blanche qui finira par voter pour vous en se disant que c’est pas si mal. Tu l’adores tellement, cette histoire dans laquelle les nouvelles générations prennent leur avenir en main tout en participant allègrement au système en place pour « ne pas aller trop vite », tu les chéris tant leurs beaux discours et leurs espoirs mielleux, tu vénères tellement leur sens de la nuance et leur rejet en bloc de la violence. Ton édifice ne tremble pas avec eux, tu peux dormir tranquille, repeindre en vert puis leur adresser des sourires condescendants. Quelle belle époque que celle de l’engagement à tout va. Non vraiment, ça fait plaisir à voir. Tu serais presque militant dis donc.
Alors que moi, avec ma radicalité clivante, mes dérives hystériques, ma brutalité, oula, ça n’a plus rien à voir avec l’écologie. Non vraiment, ça te choque. De toute façon, à partir du moment où l’on touche le concret, tu fais pipi culotte. Faut se calmer, hein, faudrait quand même pas vouloir vraiment bousculer les choses. Les pailles en carton, la voiture électrique, ça vous disait pas ? Et puis cette histoire d’intersectionnalité, de mêler ça à la réforme des retraites, non mais le wokisme est bel et bien un totalitarisme. Toi, tu ne fais que ton devoir : nous empêcher de sombrer dans un remake soviétique en lacérant au passage quelques tentes de migrants (parce que bon, ça mange pas de pain).
Pendant que tu continuais à te branler sur la dérive sécuritaire, moi je m’épuisais, en colère face au néant, vide de sympathie, parce que oui, à trop essorer les gens on les retrouve secs. À la croisée des chemins, quand la guerre des ressources devient réalité, qu’on ne peut plus feindre de croire que ton gouvernement d’incapables fait autre chose que nous retarder, quand les projets politiques obligent à préciser ce que l’on met derrière le mot « écologie », les Soulèvements m’ont fait l’effet d’une bouffée d’air. Je vais te dire, je n’avais jamais ressenti ça, depuis que je milite.
J’admire cette efficacité qui ne retire rien à la sensibilité du mouvement, la capacité à se remettre en question, l’ancrage dans les territoires par et pour les gens, cette manière d’être diffus et précis à la fois, esthétiques et concrets, renouvelant les pratiques de lutte tout en s’inspirant de ce qui a fonctionné, la réflexion qui s’accorde à une pratique qui cherche au-delà du symbole à passer, enfin, à l’offensive. Dans la légitime défense, il faut bien réagir et frapper, si l’on veut se sauver.
Alors je ne sais plus vraiment comment te le dire, Gégé. Aujourd’hui (comme hier), tu confirmes toutes nos suppositions, tu te vautres allégrement dans le portrait qu’on fait de toi : celui d’un homme à rebours du temps, qui court à l’envers sur un tapis roulant, propre sur lui et dégueulasse pour tous les autres, hamster puant, englouti sous ses privilèges et serré par ses cravates, et qui, pour compenser le néant de son existence technocratique, voudrait nous réduire à n’être que des robots qui produisent pour lui, qui travaillent pour la dette, qui s’abrutissent pour le fric, qui bouffent la merde qu’on leur sert en disant merci, et qui finissent par crever dans l’indifférence générale d’un monde qui réduit les gens à leur utilité.
Oui parce que Gégé, la révolte qui gronde ne gronde pas que pour le Vivant ou la Nature avec leurs majuscules grandiloquentes. Nos ventres sont affamés de rêves, d’endroits où il serait possible de ne faire qu’exister, de se rencontrer, de prendre le temps, de sortir des cases où tu nous ratatines, d’aller à l’exploration de la vraie vie, de la seule qui vaille la peine. Et c’est ça, que tu ne peux pas casser, briser, essouffler. Les mauvaises graines repoussent toujours dans les trous du goudron, autour des fenêtres, sous tes chaussures. À ce stade, je suis une plante carnivore.
Tu sais ce que je ne ferai pas demain ? Voir mes copains. Danser, boire, rire. C’est la fête de la musique mais c’est ta petite musique à toi qui tourne en boucle dans ma tête. J’ai annulé mes plans. Demain il faudra se mobiliser, arrêter ce qu’on est en train de faire et protester, crier, hurler. Encore. Tu me fatigues, mais défendre sa vie a quelque chose d’inéluctable, ce petit truc qui fait qu’on tiendra plus longtemps que toi.
Tu es le ministre de l’intérieur de mon pays. Tu comptes dissoudre un mouvement qui donne de l’espoir à des milliers de gens qui ont envie de se foutre en l’air. Tu craches sur la démocratie aussi fort qu’à nos figures. Mais tu révèles aussi à quel point nous te faisons peur, à quel point tu as besoin de faire de nous des vilains pour résumer ça à la binarité, au bien, au mal, à la violence ou à la non-violence.
Mais il n’y a que toi qui aies peur Gérald. Tous les raisonnables ont intérêt à briser ce statut quo qui n’en finit plus de saccager le monde. Même les plus cyniques commencent à avoir leur claque de cette boucle que l’on rejoue sans arrêt.
« On ne dissout pas une idée dont le temps est venu ». C’est toi qui te dissous dans la peur. Moi à ta place, ce serait dans la honte. Mais je crois que tu es trop enfoncé pour ça. Alors demain, tu iras prononcer cette dissolution inaudible, acharnée, maladive. Tu continueras ton sillon lamentable dans le mépris et tu révèleras à ceux qui auraient encore des doutes ton projet politique : la lutte acharnée pour préserver ton petit monde, et engloutir celui des autres avec un rictus béat.
Tu sais, l’avantage de la colère, c’est qu’à chaque fois que tu veux l’éteindre, t’en fais une flamme plus grande. Et toi Gégé, tu souffles dessus comme un forcené